Je me rappelle la première fois que je suis entré dans un magasin de meubles suédois à monter soi-même. C'était pour acheter une belle garde-robe et j'en suis sorti avec une chambre à coucher complète. Depuis, j'ai bien entendu acheté d'autres meubles, malgré les grandes difficultés de montage, toujours attiré, que dis-je, aveuglé par un prix semblant attractif... C'est dire que je ne manque pas d'expérience dans le montage des meubles, pour mes propres besoins, mais aussi ceux de mes amis. J'en ai passé de nombreuses heures dans la réparation du modèle le plus courant du canapé-lit.
C'est avec cette grande expérience que je peux ici offrir une critique constructive sur les ingénieurs, dont j'admire immensément la grande compétence et la parfaite ingéniosité pour écrire les plans de montage qui, suivis à la lettre avec un esprit tordu comme le mien, aboutissent invariablement au redémontage, quand c'est possible, du meuble pour le remonter dans le bon sens. Pendant longtemps, j’ai même cru qu’il s’agissait d’une sorte de sadisme typiquement suédois. Deux analyses abouties plus tard, je comprends bien que tout le problème vient de moi, de mes propres incapacités à raisonner simplement et qu’il est paranoïaque de soupçonner des personnes aussi droites que les ingénieurs suédois d’une telle perversité.
Chaque fois que j’ouvre un nouveau paquet de meubles suédois, je suis fébrile, j’y vois une manière de défi personnel, parviendrais-je à monter ce nouveau meuble du premier coup ?, en respectant bien toutes les faces de chaque planches, sans que les champs avec leur trous ne se retrouvent en avant sur le meuble ou je ne sais quel autre cas de figure que, sans doute, vos ingénieurs auront tenté d’éradiquer par tous les moyens. Seulement voilà, c’est sans compter ma très grande faculté à mal interpréter les plans pourtant simples et clairs de ces ingénieurs. Encore une fois, le problème vient de moi et non de vos ingénieurs, à moins, bien sûr, que certains parmi eux aient découvert au terme d’une analyse longue et douloureuse qu’il ou elle fut coupable d’un sadisme sournois à l’endroit du client, mais je veux croire dans les méthodes efficaces de gestion de ce vendeur de meuble suédois pour écarter de tels individus pervers et discourtois. Et je me dis, parce que j’ai parfois le sentiment de les connaître personnellement, de savoir un peu comment ils raisonnent, qu’ils seraient horrifiés de me voir monter un de leur chef-d'œuvre de précision et de conception, ou pire encore de voir une étagère montée par mes soins avec les champs de coupe visibles, des clous ou pire des vis qui dépassent ou je ne sais quoi encore. Mais aussi dégoûtés qu’ils seraient, je ne doute pas qu’ils gagneraient beaucoup à me voir faire, que ce serait là pour eux un enseignement très riche.
De même que je ne doute pas, étant donné leur sérieux, leur implication et leur ingéniosité pour trouver ces admirables astuces de montage qui sont les leurs, qu’ils auraient à cœur de chercher des remèdes à mes montages défectueux, conscients que ce ne serait pas à moi seul qu’ils rendraient service mais à toute cette cohorte de personnes à l’esprit maladroit ou tellement déviant que jamais, vraiment jamais, ils ne parviennent à monter un meuble du premier coup et jamais sans jurer. Quand j’entends mon petit garçon de quatre ans dire dans la cour de récréation des mots que je ne voudrais écrire ici, je pense à ces ingénieurs qui seraient tellement peinés d’apprendre qu’ils y sont peut-être pour quelque chose dans ce vocabulaire de charretier placé dans la bouche innocente d’un petit garçon de quatre ans.
Ah comme il me ferait plaisir de travailler en compagnie de ces hommes et de ces femmes, dont je devine le calme, l’esprit de synthèse et la tranquille circonspection à traquer l’imperfection, hommes et femmes que je considère pour ma part comme des demi-dieux, et comme il me plairait de côtoyer leur admirable magnitude. En échange, je pense que je saurais égayer leurs journées sans doute très longues, la perfection est à ce prix, je le sais, et être pour eux un sujet de moqueries éternel, ce qui sûrement leur ferait du bien, et devrait même donner à leur esprits féconds de nouvelles idées — soit pour soulager mes semblables, ou, si des esprits malins se cachaient parmi vos équipes, ce que je ne peux m’empêcher de soupçonner malgré moi, même si mon analyste a été formel, cela vient de moi, sans doute ces esprits dépravés trouveraient de nouvelles voies pour tourmenter les esprits faibles et fragiles comme le mien. Mais non, c’est vraiment pour le meilleur que je veux œuvrer. Et je le sais, les méthodes de recrutement suédoises ne laisseraient jamais passer ces cerveaux du mal — et je pourrais peut-être même insuffler un peu de poésie et une dose, homéopathique, de désordre dans leur monde parfait, à l’image de des galeries marchandes dans lesquelles on peut voir leurs meubles parfaitement montés, sans doute par ces ingénieurs eux-mêmes.
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